Je me rends toutes les semaines pour voir ma mère, perdue dans son monde, qui demeure dans un établissement Alzheimer où beaucoup de soignants et d'aides-soignants l'entourent avec tact. Ce n'est pas facile. Ma mère est celle qui est la plus facile à vivre… D'autres pensionnaires sont agressifs parfois. Ma mère leur parle et ça lui fait du bien. Elle doit se sentir vivante (enfin je dis ça mais tout cela reste une énigme tant elle est extérieure à tout partage).

Elle ne me reconnaît plus ou presque. J'arrive parfois à chanter avec elle de vieilles mélodies qui réapparaissent du grenier de sa mémoire. Et là, je m'arrête ou fredonne, et les mots lui reviennent. À chaque fois, le bonheur est là. J'ai l'impression de la ramener un peu. Mais cela ne dure pas plus de 10 à 15 secondes. Oui ! 10 à 15 secondes, pas plus !

Alors parfois on lui dit : "Tu reconnais ce monsieur ?" Alors devant son désarroi, je lui dis mon prénom. Elle dit quasi mécaniquement "Mais bien sûr tu es mon fils !" Alors qu'elle ne pouvait pas dire un seul mot sur moi et ma famille…

Dans ces moments très fugaces (ça ne dure que quelques secondes avant que tout s'estompe) j'imagine un voile qui s'entrouvre un peu… Une goulée d'oxygène…

Ces derniers mois ma mère déchire les boutons de ses vêtements, arrache les fermetures à glissière…

Alors nous cousons du scratch pour que ses habits puissent se fermer… Dernièrement, je lui montre un nouveau vêtement, elle me dit "Très beau couteau…" puis elle prend son mouchoir et le plie, le déplie, le replie… Pendant une heure au moins. Et moi, je suis désespéré. Elle parle de façon totalement incohérente, enchaînant ce qui devraient être des phrases mais qui ne sont que des mots sans aucun lien… La structure sujet+verbe+complément est encore là… Mais cela ne veut plus rien dire. Moi j'écoute comme si tout cela était cohérent… Je relance parfois pour reprendre du rationnel et pour garder un lien avec ce qu'elle dit… Très naïvement sans doute… Car cela n'a aucune conséquence. Elle continue son discours improbable.

Puis je lui montre des photos de ses petits-enfants… Elle ne s'en intéresse pas. Elle ne sait plus. Elle scrute pourtant les visages… Je lui répète inlassablement des détails partagés avec eux, j'énonce les prénoms, les anecdotes… Rien. Vide.

Je lui fais répéter un prénom, 5, 10 fois… Puis je l'interroge… Rien. J'énonce la première syllabe et elle finit le prénom. Je sais bien que tout cela est mécanique mais dans ces moments, je partage un regard avec ma douce et une fumerole de bonheur est là. Du réconfort pour nous. Malheureusement pas pour elle.

D'ailleurs qu'est-ce que le bonheur pour une personne frappée par cette foutue maladie ? 10 à 15 secondes qui agissent en contrepoint d'une vraie vie vécue avec des rires, des larmes, de la substance mémorielle, une histoire.

Pourquoi est-ce que j'écris cela aujourd'hui ? Je ne sais pas… Le besoin de ne pas garder cette noirceur dans le placard de ma tête… Peut-être. C'est sûr rien de loufoque cette fois-ci. Un besoin de dire les choses pour qu'elles ne soient pas étouffées comme ces plats qui mijotent et brûlent en dégageant une odeur de crâmé, d'immangeable.

Là tout de suite, je ne peux m'empêcher de penser à tout ce monde qui gravitait autour de mes parents. Nuée d'oiselets qui piaillaient et roucoulaient en savourant des graines de tournesol. À cette époque, ils étaient le phare, la maison d'accueil et les meilleurs amis de la tablée. On disait d'eux qu'ils étaient formidables, héroïques, fantastiques. Ils ont accueilli beaucoup d'amis, de parents en perdition, de nièce dans la tourmente, dans leur modeste appartement. Non, ils ne pouvaient pousser les murs mais il y avait un rond de serviette, une assiette, un lit…En attendant des jours meilleurs. C'est vrai que là… Il n'y aura pas de jours meilleurs.

Désormais je suis seul à lui rendre visite, mon père n'est plus là depuis bien longtemps, cœur qui a lâché dans la quarantaine, sœur emportée par le crabe, ma mère a vécu des moments dramatiques, et j'éprouve un grand ressentiment parce qu'elle est vivante et que personne ne vient la voir. Trop pénible pour eux. Où sont les amis, la famille qui étaient jadis dans le besoin et qui avaient trouvé une main, un abri, un bon plat à déguster… Du réconfort. Mais où sont-ils bordel ! Que devient l'humanité !

Triste réalité.

Mes 366 réels.