Déjà son métier est extraordinaire, mais sa passion privée est encore plus étonnante : il adore les animaux sauvages à dents dodues et à mille facettes.

Il a tout d'abord adopté une hyène, puis un crotale, un tigre zébré, un calife, un lionceau, une cantatrice, un babouin, une colocataire, une belle rebelle, une lune là-bas dentellée, et dernièrement une panthère à gueule d'ange et à crocs accérés.

Un animal à vous glacer le sang, à vous brûler les sens, à vous refroidir un port, à vous tiédir une bière celtique, à rendre charmant un peintre, à tomber en bé@titude, à réinventer Heidi chez les helvètes !

Seul problème : lui remplir la gamelle à contre-jour, la taquine !

Là, le bout du bât blesse béatement !

Cet animal boit et mange sans arrêt. Elle dévore des vers, des ordres de moines, des ors, des maures, des lyres, des livres, des mères veillées, des particules magiques et même parfois un raton laveur.

Et la litanie continue, jour après jour : une jarre d'eau, une fiole de champagne, une vasque de wiskhy, une bouteille de vodka, une panière de boudins gris, une hotte de persil, une corbeille de ris de veau, un berceau de pinces à linges, une bourriche de moules frites, une sardine américaine, un vendangeoir d'os plats de calmar bleu, un épis de maïs, une amphore de lait acide, un chapelet de saucissons frais.

Rien y fait.

La bestiole a toujours faim et soif.

Gros problème.

Parfois, notre gazier craque. Il part dans un rire nerveux, spongiforme, hocqueteux, polisson et maniaco-révulso-amphibien.

Pas une risette au coin des lèvres, pas une petite heure bleue, pas de bulle qui pétille, pas de miss à l'horizon, pas de Lucie in the sky with cornflakes

Aucune récréation.
Hélas aucun délassement.

Parfois, beaucoup compatissent et l'imaginent à l'intérieur d'une chrysalide

Hier, Sylvie, sa voisine de palier, lui a dit :

- Tu devrais cesser d'avoir des monstres chez toi. C'est trop épuisant, trop anémiant, trop rude. Revient à une vie commune, rencontre Sabine, Agnès, Anne, Laura, Catherine… revois tes amies de toujours.

Du coup, maintenant, il se cache tel un ludion dans un Cinéma Paradisio et avance masqué, éludé, écrit… Il ne pense qu'offrir encore et encore de la nourriture, un peu de son âme qu'il donne à la diablesse delphique… jusqu'à épuisement de son corps et de son rêve. Trop tard.

Et puisqu'on lui fait la morale, il évitera désormais les rencontres ! C'est son choix. Grognon.

Pas la peine d'en faire un salmigondis, ni de s'éclipser dans un figé contrepoint fugueux, ni même de hurler la cigale et la fourmi sur le thème musical :"Vissi d'arte, vissi d'amore, non feci mai male ad anima viva! Con man furtiva quante miserie conobbi, aiutai."

Il fait ce qu'il veut avec sa tortue temporelle. il aime les féroces sauvages, les félidées rubigineuses, les vaillantes paladines océanes et les sigisbées irréelles.

Voilà. Il est ainsi. Il ne sera que virtuel et remplira la gamelle de l'animal jusqu'à sa mort.