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Jour 30

Embruns iodés qui balayent son visage. Blancheur pâle. Il fait frais et brumeux. Ponton, posé sur un océan calme. À ses yeux, il représente le seul chemin pour s’enfuir. La ville ensommeillée est tel un écrin, endolorie… Lieu encore ville.

Au petit matin cinghalais, Mahinda déambule.

Coup sec. Plainte. Chevelure qui se déchire sous les coups de la tornade.

Elle marche depuis trois, quatre heures, la nuit entière… Ivre et sans boussole… Oublieuse de soi si proche de cette ville assourdissante, qui reste encore un immense souk… bariolé et rempli de gens.

Hurlements de sirènes. Calme. Ruines. Se souvenir. Se souvenir de quoi ? Frissons. Froid dans le corps. Chercher la solution. Quelle solution ? Pleurs. Paupières closes. Les ouvrir. Les rouvrir. Les maintenir ouvertes.

Son cœur en battue de course lui supplie de s'arrêter. Elle doit fuir les vagues, les murs d’eau. Ne plus se souvenir. Elle se retourne nerveusement. Grincement du parquet. Une mèche lui barre le visage.

Elle dort ? Elle voudrait reconstruire le puzzle… Elle se souvient… de la mer déréglée et assourdissante, des cris d’enfants, de ces multitudes de voix sourdes et elle, là, petit corps emmitouflé dans un sari rouge sang, ses seules mains tendues. La sensation de malaise qui étouffe les cris, la peur, la solitude.

Les draps et la dentelle colorée… La déferlante noire… le bruit, la violence des chocs, l’ocre et le safran, les corps qui glissent sous un linceul d’eau croupie, l’odeur de la pluie, les hélicoptères, la chaleur des draps, les nombreux journalistes, la pêche du soir, les soldats, les lunettes sur la table de nuit, les soldats qui s’engouffrent dans les camions bâchés, quatre roupies sur le sol.

Un chien aboie au loin. Un bateau pointe sa coque. Sa fille ? Où est-elle ?

- Mahinda ?

Sensation de malaise. Quelqu’un l’appelle… Où est-elle ?

- Mahinda ?

Elle ouvre les yeux. Un visage la regarde avec tendresse.

Elle s’enfonce à nouveau, n’en peut plus de mal respirer. Est-ce irréel ce vent qui hurle, cette boue. ces corps qui disparaissent comme dans des sables mouvants ? Tout est sable mouvant ! Tout est mou, tout est vent… Tout s’enfonce. Tout gicle, se brise, se retourne, s’assombrit, rejaillit, s’enroule… tout est vacarme… Est-ce irréel ? Ce n'est pas possible !

- Oui.

- As-tu fini ?

- Non, il me reste encore l’étoffe pour Kashir.

Kashir, l’étudiant de Colombo, le maladroit qui dépense tant et tant. Improbable Mina qui élève son enfant. Fruit impossible d'un jeune homme futile. Seule, elle l’élèvera seule. Pas besoin de Kashir !

Silence glacé de la décision prise avec fermeté.

Silence d’un corps enlacé, dans le suaire de la nuit.

Silence qui recouvre tout, pareil à de la poudre blanche. Un silence rythmé seulement par le halo des silhouettes qui ne s’effacent plus, sa vision n’exprimant plus que des photos en négatif.

Silence de vide ! Obsédante lenteur du silence.

Elle transpire maintenant, frissonne un peu. Elle sent l’odeur du pain chaud cuit au four à briques.

À chaque fois, elle aperçoit les yeux de son enfant qui regardent le ciel comme pour l’implorer, puis elle découvre ses cheveux, le sang dans ses sourcils, son visage heureux et transi.

À chaque fois, elle découvre.

La seule omniprésence qui s’incruste en elle, c’est cette odeur d’encens qui s'exhale de sa peau, fragrance d'envol de son amour, fusains de fumée pour tout redessiner, pour renaître éveillée… Pour renaître éveillé.

- Mahinda ?

La voix est sonore, calme, lointaine, chargée d’autorité… Elle imagine un écho qui se rapproche et prend de la consistance.

- Mahinda ?

Elle ouvre un œil. Le lit craque un peu sous son poids. Ses mains sont serrées. Il vient de s’asseoir sur le rebord d’un sofa. Il la regarde.

- J’étais endormie ?

- Je crois. Tu as bien fait.

Il passe une main rugueuse sur son visage. Elle frémit un peu. Geste d’un autre temps. Il l’aime tant. Il l'a toujours aimée. Elle bouge un bras et parenthèse un sourire un peu timide. Ses lèvres sont sèches d’avoir combattu le vent salé du large. Il dépose un baiser sur sa joue.

Jour 210

Mahinda travaille et soupire. Combien de temps encore lui faudra-t-il pour finir les ajours, les brins entremêlés… ? Peu importe. Son ventre arrondi lui implore de prendre du temps, de renouer les fils. Elle respire longuement. et pose un regard sur le front de mer. Elle voudrait l'embrasser. Il est sur l'océan.

Elle serre les poings puis caresse son nombril. Elle sent le mouvement tumultueux d'un corps qui se débat, qui vibre d'impatience.

L’enfant à naître sera son éveil, sa victoire, son éblouissement. Ce sera aussi son témoignage.

Elle le sait. Il sera, comme la vie qu'elle ressent en elle.

Manuscrit protégé par les lois sur la propriété intellectuelle
© Le Salon de Lunaba 2005

Notes

[1] Illustration originale par l'artiste Peintre - Kvencat © Kvencat