La maison de la sorcière était près du puits central. C'était un édifice dont la margelle en pierres servait de lieu de rassemblement, les soirs de pleine lune, à l'heure où les rayons d'argent blanchissent la campagne. (Je trouve cette phrase assez élégante mais trop ampoulée, je vous l'accorde)

Jeanne ouvrit le gros livre aux pages jaunies par le temps. Ses mains tremblaient d'impatience.

Elle eut un mal fou à suspendre le chaudron au crochet, la fonte pesait lourd ! De ses deux mains noueuses, elle avait soigné la naissance du feu : cinq papyrus pour l'amorce, quelques brindilles sèches de garrigue formant une croix, trois ramures de chênes lièges, quinze pignes de pins des Landes, huit branchettes de bouleaux de Transylvanie, cinquante ceps de vigne et une foison de feuilles vermoulues de peupliers, recouvertes de moisissures nobles. Elle déversa également de la mandragore et du laurier; la fumée devait sentir bon. C'était essentiel. Son tour de main à elle ! On est sorcière, mais on n'en reste pas moins cordon bleu !

L'eau à l'intérieur de l'immense marmite devenait frémissante à souhait. Les flammes pourléchaient le chaudron, noircissant le cul du métal. Le liquide glougloutait comme pour dire : "Commence ma belle ! J'ai hâte que tu me nourrisses !"

La vieille se regarda dans le miroir ovale qui trônait au milieu de la salle à manger aux lambris décolorés par le temps, passa sa main sur son crâne dégarni et ricana à s'en faire pêter les trois dents cariées qui lui restaient dans la bouche. Une des deux canines qui subsistait, se déchaussa et tomba. C'est malin comme qui aurait dit le diable s'il était passé par là !

Ce soir elle serait la plus belle pour aller danser ! C'était évident.

Le rire sardonique de l'édentée aux mains tremblantes retentit jusqu'au fond du village, dévalant les ruelles pentues, se glissant près de l'église aux fresques, se mêlant aux aquarelles qui étaient exposées ce jour là. Vous ai-je dit qu'un vernissage avait eu lieu la veille au soir ? Peut-être pas ! Mais laissez moi continuer ce récit ! J'aimerai que l'on ne m'interrompe pas ! J'ai tendance à perdre le fil… Je répondrai à toutes vos questions en commentaires ! C'est promis ! Où en étais-je ? Ah oui ! J'en étais au tableau…

Un tableau très coloré représentant un guetteur bougea un peu. L'homme, imprégné sur la toile, roula des yeux, puis sortit du cadre. Il but une coupelle d'hydromel qui était encore pleine et profita de sa matérialité pour admirer les autres œuvres suspendues. Ici et là, des paysages en aquarelle et des compositions à l'huile qui représentaient des motifs ésotériques. Des lettres grecques surgissaient de façon surprenante, des femmes voilées, des personnages en habits rutilants, des flammes figurées, des immeubles qui s'écroulaient… Cet être aux mains palmées, de courte taille, dont les cheveux grisonnants étaient coupés en brosse à dents, regagna son tableau après s'être désaltéré. Encore une question ? J'écoute… Oui ! On peut être composition picturale et avoir soif, que diable ! Puisque vous m'en donnez l'occasion… Dites, franchement, vous ne pensez pas que l'on pourrait laisser plus de verres pleins les soirs de vernissage pour les personnages des tableaux ! Je ne comprends pas que ce genre d'attention ne soit pas généralisée ! Tout se perd de nos jours ! Tout se perd, je vous dis ! Et puis, les figures des tableaux devraient être représentées par quelqu'un de célèbre ! Mona Lisa ? Vous rigolez j'espère ! Elle est niaise comme une autruche qui aurait oublié d'enfouir sa tête dans le sable ! Elle ne sait que sourire béatement ! Aucune jugeotte cette fille ! Un personnage de Daumier ? Pourquoi pas ! Ils ont de la gueule eux ! Et la langue bien pendue !

Maintenant, voilà que j'ai une fois de plus perdu le fil de ma narration… Réfléchissons… Les tableaux, le personnage assoiffé… et la sorcière dans sa masure… C'est ça ! J'en étais là !

Après quelques incantations d'usage, Jeanne la pucelle (désolé mais je n'ai pu m'en empêcher, c'est certes un jeu de mots foireux mais sur le coup ça m' fait rire… Il faudra sans doute que je supprime ce passage dans la version définitive de ce texte) décida qu'il n'était que temps de confectionner le filtre (toutes ces parenthèses ne sont pas trop perturbantes j'espère), l'onguent et -peut-être si la recette était accomplie en totalité- la poudre de merlinbrinbrin (une variante féminine de l'autre)

Un cri comme un rugissement. (Un lion ?)

Dans ses mains, Jeanne malaxa avec force un crapaud qui grouillait et se débattait dans des bruits de succions à faire pleurer un charmeur de serpents.

Elle força l'animal à tirer la langue en lui racontant une histoire un peu salée. Ceci fait, elle prit un racloir et récupéra une caillette de bave dégoulinante. (Le terme caillette est un mot utilisé dans la région où se passe notre histoire, généralement une caillette vaut trois onces gaéliques et quart. Il était bon de préciser cela pour l'éventuel lecteur peseur juré qui pourrait croire que j'ai cité ce mot comme ça par simple plaisir de sa beauté sonore ! Je ferme à nouveau la parenthèse.)

Elle la goûta et parut satisfaite. C'était un jeune batracien qui avait été prince dans le temps.

La vieillotte jeta une poignée de cette substance morveuse dans l'eau. Un grésillement se fit entendre et une bouffée de chaleur assombrit un peu la pièce. La fumée noirâtre faisait pleurer les yeux. Elle récupéra quelques unes de ses larmes qu'elle lança dans le chaudron en improvisant un sonnet dont le thème était "Toute la pluie tombe sur moi !" et sur lequel aucune lettre e ne devait figurer. C'était facile pour elle. Elle eut une prémonition littéraire impromptue, " Et si ça pouvait être un thème de jeu pour une des prochaines réunions de la Confrérie" pensa-t-elle en voix de tête, tout en se grattant le menton en signe d'intenses réflexions.

Ce petit intermède étant achevé, elle éviscéra une palombe, en extirpa le foie puis récupéra sur la table un œil de pigeon encore frais. Elle saupoudra le tout de coumoune, de colombo et de roucou des Antilles.

Elle balança l'ensemble dans la mixture, qui produisit à ce moment de belles bulles qui explosèrent en dégageant des humeurs fétides et des fumerolles âcres et épicées. L'odeur se répandait dans la pièce. C'était délicieux !

Elle tourna une page du grimoire. Une écriture fine se matérialisa de la page qui était vierge quelques secondes auparavant. Elle lut avec attention les phrases qui venaient d'apparaître.

- Ah oui ! dit-elle, j'allais oublier !

Elle récupéra une série de petites fioles qui se trouvaient sur une étagère au-dessus de la cheminée.

Sur les étiquettes étaient écrits à l'encre rouge sang, toute une série de composants : poudre de serres d'aigle, cheveux d'ange, rognures d'ongles d'ogre des montagnes, crottin d'elfe, venin de vipère cornues, pétales de coquelicot macérés dans de la fiente de jeune agnelet, ail rose de Provence, basilic, farigoulette, poussière de meubles d'acajou avec motifs anamorphiques, bois flotté pilé, noix de bœuf grillé à la bordelaise (cuisson à point), sarments au chocolat noir à 90%, piment de Guyenne, mastic de plombier, tome au lait cru de Temple sur Lot, pruneaux made in Hong Kong et cervelle de canuts rance à cœur.

Elle jeta les contenus de toutes ces petites bouteilles dans le chaudron qui rugit de plaisir. À l'aide d'une spatule en bois d'olivier, elle mélangea la préparation en appliquant la recette à la lettre : il s'agissait maintenant de tourner la mixture trente six fois dans sa bouche avant de parler.

Elle lapa le contenu, fit tourner le jus ainsi produit et recracha dans un tonnelet. Elle procéda ainsi jusqu'à épuisement du brouet.

Ceci fait, elle récita "La cigale et la fourmi" et se tut.

Elle versa à nouveau le contenu du tonnelet dans le chaudron.

Laissant mitonner pendant deux bonnes heures à feu vif le mélange, elle le recouvrit d'un couvercle cabossé, étouffa d'un seul coup le feu à l'aide d'une serviette mouillée et laissa décanter cette soupe jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'une croûte apparaisse et qu'un résidu gluant se fixe sur le fond.

Le matin qui suivit, une jeune fille au sourire énigmatique se parfuma un peu en projetant quelques gouttes épicées derrière le lobes de ses oreilles. Elle était radieuse. Son regard dégageait une lueur diaphane.

Vers midi, elle se rendit dans l'atelier du peintre, se plaça devant la fenêtre, les mains croisés sur le devant.

Son luth était également dans l'atelier. Elle chantonnerait parfois tout en gardant la pose, une mélopée qui parlait d'amour courtois. D'ici quelques jours, Léonardo la présenterait à un galant fortuné. Elle le mordrait comme les autres en plantant ses crocs dans son cou pour savourer toute sa jeunesse.

Il lui resterait alors quatre cents ans avant de refaire la préparation magique.

Mais est-ce que les épices survivraient au temps qui passe ?