Elle était assise sur une chaise un peu à l'écart du groupe. Elle semblait dormir, rêvasser ou était en train de sangloter. Elle se trouvait dans la pénombre.

Je suis apparu, les aide-soignantes lui ont manifesté ma présence. "Vous avez de la visite !"

Elle a soulevé sa tête, m'a regardé un peu dans le vague puis un sourire a éclairé son visage et elle a dit : "C'est mon mari !"

Je lui ai répondu :

- Bonjour maman, tu vas bien ? Allons nous promener un peu dans le parc, il fait beau, ça va être bien"

Je n'ai rien su de sa journée, rien su que cette impression de vide mémoriel. Je lui ai montré des photos sur l'iPad, nous étions assis sur un banc, j'ai parlé, parlé… Elle m'écoutait sans grande attention, tapotait l'écran de la tablette au détour d'un visage, d'un lieu, d'une autre vie et ça la détendait, son visage était plus serein… Le soleil était pâle, quelques pigeons allaient et venaient, des petites fleurs jonchaient le sol. J'ai pris des nouvelles de sa santé auprès du personnel soignant, la personne à l'accueil m'a fait un signe de la main pour m'encourager. Ma mère avait les yeux dans le vague. C'est toujours ainsi. Pourtant parfois un éclair de souvenir arrive et elle m'appelle par mon prénom. Comme si c'était synaptique. Un automatisme.

Parfois elle parle comme si elle était dans le passé. Elle me dit "Tiens j'ai fait de la chorba hier soir !". Alors, je lui demande la recette, je lui dis de me préciser si les morceaux de viande sont petits… Et là, elle se retrouve dans l'action, elle fait comme si c'était la réalité, et me décrit les gestes, les odeurs, le bruit de la casserole, la famille… Elle précise des astuces, indique le nom des morceaux de viande qu'il faut choisir pour que cela ait plus de goût. Elle bifurque alors sur une autre histoire puis s'arrête. Le regard vide. Elle a déjà oublié que j'étais là, la recette, les odeurs, la famille… Rien n'est présent. Seul un regard étonné. Grand ouvert. Qui scrute quelque chose qui ne se voit pas. Alors je parle à nouveau encore et encore. Je m'arrête. Elle est inerte comme une statue. Immobile.

Quand je la vois, je ne peux m'empêcher de penser à mon enfance, à sa façon de nous chérir, à sa volonté, à son œil qui pétillait, à son besoin de rire… Si je n'étais pas là, moi qui suis son seul enfant en vie, que deviendrait-elle ?

Sa mémoire est tel un chemin tortueux dans de la rocaille mais au loin il y a du ciel bleu étincelant ! Et moi j'ai un peu l'impression d'être une rambarde un peu rouillée.