Puis vint le temps de la proximité avec le Cabernet Franc, le Petit Verdot et le Merlot. Je pensais : "Le raisin du plus fort est toujours le meilleur". Je dois vous dire que j’étais un peu la boute-en-train de l’équipe.

On me remplit d’un liquide rouge qui avait longtemps séjourné dans un fût de chêne (aux dires de l'œnologue-accoucheur). Ce fut un immense moment de plaisir. Il était beau, il sentait bon le tanin chaud, mon contenu !

Cette sorte de liqueur me pénétra avec jouissance et volupté. Mon corps translucide et si bien dessiné vibra en harmonie, se cambra dans des senteurs de fruits rouges. Ensuite, on me vêtit de ma plus belle robe. Une parure blanche. Oh ! Que j’avais de la jambe et une si belle étiquette à liseré or !

On me baptisa donc. Je connaissais mon nom : "Château Latour — 2000". Une bonne année disait-on. J'étais fière.

Rapidement, je fus exposée chez un caviste qui portait un large tablier avec des ceps de vigne dessinés dessus, un petit récipient en forme de tasse basse et un tire-bouchon à la ceinture.

Je fus achetée par un homme aux allures so british, très élégant et aux ongles manucurés.

Le soir même, je fus dressée sur une table à deux couverts : faïence de Limoges, nappe brodée, couverts en argent, chandeliers avec bougies rouges, et des tas de mets délicats et variés notamment des petits bouts de gingembre au sucre.

La jeune femme céda aux avances de son amoureux après avoir absorbé mon contenu avec grâce, du bouts des lèvres, en faisant rouler le vin au fond de sa gorge et en appréciant l'odeur et les senteurs gustatives.

Je devins voyeuse sans le vouloir, j’assistais à leurs ébats : à l’impression visuelle, la princesse ne fut pas carafée, si j’ose l’analogie…

Le couple émit des tas de petits bruits de langue à forte complexité aromatique.

Elle lui dit à un moment : "Mon chéri, tu es long en bouche…" Je ne compris pas pourquoi le monsieur fut si fier de ces quelques mots murmurés à voix presque étranglée. Sans doute un truc ritualisé.

Ensuite, je fus jetée dans une sorte de poubelle - Ah ! Les ingrats! - puis bringuebalée vers un endroit nauséabond et hirsute. J’y côtoyais des tessons, des cartons sales et des mouettes voraces, assez peu fréquentables.

Là, un petit gamin au regard amusé me débusqua dans ces monticules malodorants. Il chantonnait : "C'est la faute à Rousseau !"

Il me toiletta et m’entraîna avec lui jusque vers le port, que la gloire l'illumine jusqu'à sa dernière génération !

Il écrivit quelques mots sur un bout de papier chiffonné, m’introduisit ce message, et me jeta au loin sur la mer. Dans un geste de joueur de base-ball.

Je déambulais sur l’écume pendant des décades. J’eus mal au cœur. Mon cul-de-bouteille fut sucé des tas de fois par des poissons indélicats. Ce furent des moments pénibles et déplaisants.

Enfin, je fus propulsée sur une plage de sable noir. Oh joie !

Ce devait être un ancien volcan qui embrassait une baie gigantesque. L’eau était chaude. Le sable accueillant. C’était agréable. Je me bronzais le col.

Je restais longtemps inerte. Je commençais à m’ennuyer quand…

Une petite fille vint me cueillir. Elle retira le message que je transportais, le déplia et le lut dans sa tête.

Elle sourit. Se mit à courir comme une folle. Elle arpenta une brassée d’escaliers tortueux. Déboula dans une petite maisonnette qui sentait l’iode et le sel. Hurla à une dame très âgée :" Grand-mère, j’ai trouvé un trésor ! Regarde ce message !"

La personne adulte prit le papier dans ses mains noueuses et récita à voix haute : "La personne qui me trouvera, pourra dire au monde entier que les mots sont plus forts que tout ! Ils peuvent construire un pont irréel au-delà de l’Atlantique, ils peuvent inventer des regards de dentelle ou simplement jouer avec l’eau, le vent et les marées. Cette bouteille dans le sable est éternelle, elle se posera dans l’imagination à tout jamais" La femme et la fillette se serrèrent dans leurs bras, et se mirent à fredonner une mélopée très gaie en regardant une photo d’un monsieur qui souriait sur une cheminée tout en se lissant la moustache.

Je fus placée à ses côtés.

Texte publié pour le CI v2.0