D’abord c’est très fort (au sens propre et au sens figuré) et extrêmement bien dansé (superbes postures, aptitudes physiques exceptionnelles, beaux corps).

C’est un spectacle total qui prend, dès le début (par un habile subterfuge) le spectateur aux tripes et qui ne le laisse jamais indifférent, celui qui observe est scotché à son siège, les yeux exorbités par ce qu’il voit et entend. Ah ! Ces panneaux projetés ! Assez génial ! Ces personnages guerriers sortis tout droit de l'univers d'Akira Kurosawa mais issus d'une sorte de Voie Lactée !

La salle était pleine comme un œuf. Beaucoup de jeunes filles et de jeunes gens. Quelques rares personnes plus âgées. Une femme d'une trentaine d'années à nos côtés. Une fille aux cheveux avec des mèches rouge vif, une autre avec un pantalon noué par une ceinture-cravatte, subtilité, des menottes comme montre à gousset, un gars de la DRAC au crâne un peu chauve, un type au loin que je connaissais mais qui ne m'a pas vu, un étudiant qui a discuté pendant 15 minutes planté devant moi et qui disait qu'il avait vécu à Paris et patati et patata, devant une fille qui le badait des yeux en grimaçant quelques "hihihi, nooon, c'est pas possible !" et m'empêchant de regarder ça et là, pour voir si je voyais encore un visage connu… bref… la salle était pleine)

Sans déflorer trop le contenu de ce spectacle, il faut savoir que cette chorégraphie est une dénonciation du barbarisme, de la torture et de l’humiliation, une sorte de vision historique au travers de l'humanité. Le corps en est le sujet principal. Contrairement aux autres spectacles de danse que j'ai pu voir dans ma vie, ici ce n'est pas l’espace et le corps qui sont acteurs principaux, ce sont les corps.

Le spectateur est du début à la fin, mal à l’aise (sons en basses fréquences, effets stroboscopiques) non pas par ce qu’il voit puisque, évidemment, le parti pris est artistique mais par le climat qui est suggéré. C’est sûr, les danseuses et les danseurs sont beaux, mais ils suggèrent violence et humiliation. Tout le temps. L’ambiance sonore se situe entre le bruit cosmique (tel qu’on l’imagine), les sons désagréables de la ville et une sorte de borborygme primitif.

À la fin : un bis, un ter (et chacun sait qu'un ter vaut mieux que deux tu l'auras), quelques sifflets de joie, des "Bravo !", des applaudissements fournis… et enfin le regard et le visage des artistes ! parce que la plupart du temps ils se mouvaient dans une lumière diaphane et un peu irréelle, du coup on ne savait pas trop bien qui était qui[1])

Après le spectacle, nous avons parlé des messages que l’on avait cru décrypter, du jeu des artistes, du décor minimaliste, des lumières et des sons. C’est déjà un signe de qualité (à mes yeux) que de parler après un spectacle. Parce que si c'est pour dire : "Ouaih ! Alors ? Tu as aimé ?" c'est pas franchement réussi du point de vue du créateur. Nous ne sommes que des vecteurs d'émotions, autrement ça s'appelle un échec.

Je me suis interrogé sur la question de savoir si on pouvait mettre en situation artistique la barbarie et/ou la torture. Il faut vous dire qu’il n’y a pas un seul moment poétique, ni d’amour dans 1 h 30 de spectacle. Sauf bien sûr l’esthétisme des formes, des gestes et la grâce des chutes, des replis, des gens qu’on traîne, les effets mécaniques, l’enchevêtrement des membres…

Cette question me dérange un peu. Je sais bien qu’il s’agit d’une dénonciation, mais à quel point ne devient-on pas aussi un peu voyeur ? Donc un peu complices. (Je pense souvent au travail du professeur Henri Laborit sur la violence… et sur la facilité de basculer du côté sombre de la Force. )

"Si la nature de ce que nous évoquons peut sembler virtuelle et lointaine à une partie de la population mondiale, elle est, de fait, proche d’une réalité probante et acérée. Elle s’est répandue de l’origine des temps à nos jours sans discontinuer avec des pics de nuisances incandescents. Sa force n’a d’égale que notre incrédulité"
Angelin Preljocaj

En tout cas, je conseille vivement ce spectacle , s'il passe vers chez vous un jour. Il dérange à coup sûr et chahute notre conscience.

Notes

[1] Leonardo Centi, Claudia de Smet, Sébastien Durand, Samir El Yamni, Céline Galli, Emma Gustafsson, Harald Krytinar, Dejalmir Melo, Alexandre Nipau, Zaratiana Randrianantenaina, Nagisa Shirai, Yang Wang