Ce matin à Carrefour par exemple : un monde inhabituel, alors que j'y vais exprès à l'ouverture et un mardi pour pouvoir vérifier sans me faire trop bousculer les dates de péremption des tranches de jambon, un monde… suspect.

Bon d'accord, aujiourd'hui c'est le 11 Novembre, donc férié, donc c'est un peu comme si on était samedi, non ?

Dans mon esprit cette subtile réflexion n'a même pas le temps de se matérialiser qu'aussitôt elle est broyée, rouleau-compressée, bombe-atomisée par une révélation impressionnante d'indubitabilité : après-demain c'est le 13 Novembre !

C'est maintenant que je l'écris que je prends conscience d'une chose qui aurait dû s'imposer à moi et qui ne m'a même pas effleurée l'espace d'un instant : le 13 Novembre c'est l'anniversaire de mon papa. Toute la journée, depuis cette minute fulgurante à Carrefour, une seule pensée m'a obsédée : le 13 Novembre il y a un meeting grisâtre à Marseille et tous les aigris de France et d'ailleurs confluent vers cette ville.

C'est pour ça qu'il y avait tant de gens bizarres à Carrefour ce matin : un grand type un peu indien avec des cheveux très noirs un peu longs et des sacs isothermes qui ne contenaient certainement pas des surgelés dans son chariot.

Voyant que je l'avais démasqué, il a négligemment pris du pain et l'a posé dans son chariot l'air de rien. Mais, je n'étais pas été dupe un seul instant : ce type faisait semblant de faire des courses. La preuve : un moment plus tard, je l'ai vu planté au rayons surgelés (tiens ! Comme par hasard !). Quand il a compris que je l'avais toujours à l'œil, il a détourné son visage en se tripotant nerveusement les cheveux.

Un peu plus loin, devant les céréales Lion en promotion, une dame aux chaussures noires avec des talons très pointus était plantée elle-aussi. D'abord elle faisait semblant de téléphoner pour se donner une contenance, puis, quand je suis repassé, elle était toujours immobile : elle attendait un signal bien évidemment. Une espionne de mèche avec l'Indien : cheveux noirs, chaussures noires…

Le signal est donné par une annonce récitée sur un ton encore plus chantant que d'habitude, signe que l'employée ne se sent pas à l'aise : elle a bien compris qu'on lui faisait passer une fausse annonce : "Votre attention s'il vous plaît"… (hésitations)… "la personne ayant pris par erreur un caddie contenant un jeu vidéo est priée de le ramener à l'accueil…"

C'est un message codé pour l'Indien, cela ne fait aucun doute. D'habitude, on ne précise pas ce qu'il y a dans le caddie c'est bien preuve, non ?

D'ailleurs la réponse au message arrive à peine quelques minutes après.

"La personne s'étant trompée de caddie au rayon boucherie est priée de le ramener à l'accueil"

Pourquoi "au rayon boucherie" justement ?

L'Indien est aux surgelés et la dame aux chaussures aux céréales, tout cela a forcément un sens.

Pour couronner le tout, on annonce une panne d'informatique qui bloque le passage aux caisses, avec toutes les excuses du magasin, bien sûr.

Mais je ne suis pas dupe : il s'agit d'un prétexte pour que certaines personnes restent plus longtemps dans cet endroit, ça crève les yeux.

À part certains visages familiers, la plupart des clients ou faux-clients sont inhabituels.

La dame qui attend à la caisse juste devant moi a rempli à ras bord son chariot de tout ce qu'il faut pour inviter une bonne vingtaine d'assassins chez elle : des salades, des boissons énergétiques et même des assiettes en carton et des gobelets en plastique : pas besoin d'accumuler les preuves, le puzzle se construit tout seul.

Dans les rues, beaucoup de circulation, trop de véhicules grisâtres immatriculés dans d'autres départements. Ce ne sont pas des gens du nord venus prendre le soleil, ils viennent des Alpes Maritimes et du Var. Ils ont des voitures sombres aux vitres teintées parce qu'ils ne veulent pas montrer leurs visages.

Des voitures d'assassins. Des voitures. Partout. Grisaille.

J'ai peur.

(Texte écrit en avril 2002 mais que les récents évênements rendent dramatiquement d'actualité)