Alice observait avec surprise la pièce spacieuse dans laquelle elle se trouvait. C'était un salon, avec une cheminée qui crépitait, une horloge dont le balancier récitait un poème et une petite table sur laquelle figurait un portrait. Elle distingua une jeune fille blonde qui ne lui semblait pas inconnue. Une jeune fille, un peu comme elle, mais plus âgée, avec quelques petites rides à la commissure des lèvres.
Elle remarquait aussi un même grain de beauté sur la joue, ce même étonnement dans les yeux, le même… son même sourire énigmatique.
Derrière la jeune fille du portrait se dressait un paysage avec une rivière étrange… prisonnière de flots inertes et maculés de poissons volants qui dormaient la tête en bas. Elle n'aimait pas manger de poissons… avec les arêtes !
- Pardon ? fit Alice
Rien ne se passa.
- Madame ?
La vieille femme ne bougeait pas. Elle ne faisait aucun geste, sa respiration était en suspens… Le renard bougea un peu, il cilla des yeux.
- Mais où est Maître Corbeau ? demanda-t-il
- Un peu plus loin, à la page 104, je crois…
- Il va falloir que je le rejoigne pour une histoire de fromage à régler entre nous… Je suis avocat que diable !
- Ah bon ?
Aussitôt dit, aussitôt fait… il se carapate du cou de la femme endormie, et fonce vers une porte dérobée à un ébéniste faiseur de pantins.
Alice remarque alors que la femme âgée est maintenant endormie. Elle tient dans sa main une pomme très rouge. Sur la table à côté du portrait, il y a un miroir.
En regardant dans le miroir, Alice voit une femme sereine qui parle à mi-voix. Avec une douceur immense. Elle sent bon. Elle sent le savon. C'est douillet. La tête de l'enfant repose sur un sein tout doux.
La vieille ronfle maintenant. La fillette ne peut rien en tirer.
Un peu désespérée par la tournure que prennent les événements, et à l'idée qu'elle ne reverra jamais la lumière du jour, elle remarque un objet qui se trouve devant ses yeux. Un objet brillant.
Une petite clef d'or est pendu au cou de l'endormie. C'est une clef d'ut.
L'enfant prend le bijou dans ses mains, et commence à chantonner comme si elle se trouve soudain envoûtée par la musique qui parfume l'endroit de petites croches rendant la chambre métissée de noires, de rondes et de blanches. Tout cela semble irradié par la petite clef, comme si ce minuscule sésame ouvrait son âme en le parfumant. Elle a toujours les yeux fermés. Elle en a conscience maintenant.
Des yeux fermés qui voient la pièce.
- Étrange pense-t-elle soudain.
Elle entend une comptine : "Endors-toi, petit ange… Endors-toi doucement… Demain le soleil brillera dans le ciel… Et le jour sera si beau !"
La maman regarde sa fille qui commence à rêver déjà les yeux fermés. Son regard parcourt son mur de paupières. L'enfant est capable d'imaginer encore et encore, même dans ce premier sommeil où se mêlent la réalité et le monde des féeries. La maman sourit tendrement.
Voilà comment naissent les illusions d'enfance, pense l'adulte très attendrie.
Voilà. Ce récit pourrait être terminé. Cependant…
Longtemps plus tard, la petite fille est devenue la jolie demoiselle au portrait.
Elle revoit le renard bleu dans un carnaval à Nice… c'est Stéphane son ami de toujours. Elle repense à la rivière. À son rêve prémonitoire… À son enfance… À sa mère… À l'enfant qu'elle désire…
Il bouge déjà dans sa tête et lance de petits coups de pieds dans son livre imaginaire. Il ressemble un peu à Pinocchio. Elle est heureuse.