Quand Ptit est né, il n'était pas attendu. Troisième enfant d'un couple très uni, il était le premier garçon de la lignée, une première sœur décédée à l'âge de 6 mois, puis une seconde de 6 ans son aînée l'ayant précédé.

Aujourd'hui, ça semble un peu étrange de ne pas être désiré en tant que tel. C'est ainsi. Nous étions très loin des mères porteuses, de l'insémination artificielle, du pacs et de la génétique grand public. Le médecin était un toubib, dans les pharmacies des bocaux de toutes les couleurs étaient remplies de feuilles de plantes, la pâtissière passait son doigt dans la crème chantilly et la marchande de pains vendait la baguette pour quelques piécettes.

Il n'y avait pas trop de voitures dans les rues et le tramway passait encore devant chez moi.

Je m'arrête un court instant dans mon récit. Avant toute chose, j'évoque ici un temps que les moins de 35 ans ne peuvent pas connaître. C'était une époque où la pilule contraceptive n'existait pas et où la vie amoureuse des couples s'exprimait dans des comptes laborieux sur le quand, le quoi et le comment.

Les finances, les rapports intimes, la durée des lunaisons, les billets que l'on glisse dans un portefeuille dans l'armoire… Avec dans la poche centrale, le montant du loyer et dans un fragile coffre en tolle, l'argent de la nourriture, celui des faux frais et un malheureux pécule pour les loisirs etc.

Et oui, ça comptait beaucoup dans les chaumières ! Cette arithmétique se faisait de tête ou en posant les additions sur de frêles cahiers à gros carreaux. C'était laborieux mais d'une belle honnêteté. On ne dépensait pas plus que ce que l'on possédait. C'était un dogme, une éthique, une valeur à transmettre.

Donc… Ptit n'était pas vraiment attendu, mais il fut très vite aimé avec tendresse, entouré de l'affectation d'un père cheminot, d'une mère au foyer et d'une sœur attentive et assez indépendante. Elle se maria par dépit et divorça dans la foulée pour épouser un vieux beau avec qui l'enfant lunaire entretient désormais des relations assez tendues. Ce gars est aux antipodes de sa moralité à lui.

Leurs relations furent quasi inexistantes. Trop de décalage sur plein de sujets.

Très vite, cet enfant maigrichon et malingre se démarqua de son entourage.

Autour de lui, ça rigolait, ça fourmillait de gens, ça plaisantait pour un oui, pour un non, ça parlait une langue qu'il ne connaissait pas.

Il était distant avec la familiarité des uns et des autres.

Il était de taille immense pour les siens. Une sorte de géant, dont la barbe hirsute faisait dire de lui qu'il ressemblait à un Jésus ou à Karl Marx adolescent.

Ces images sont le reflet de son entourage. On ne le jugeait que par association de personnages.

En soi, cela ne le gênait pas. Il lisait "Le Capital" et "Le Manifeste du Parti Communiste", pratiquait les Évangiles, avait beaucoup d'estime pour les prêtres sud américains qui vivaient leur engagement sur le terrain et qui combattaient leurs marchands du temple.

Et puis Ptit était mélancolique. Il semblait vivre dans un monde fait d'îles étranges, d'amitiés irréelles… Il imaginait une société de partage total, et puisque les riches possédaient beaucoup, il suffisait que l'on distribue et le monde serait meilleur. Mathématique et logique. Keynes était son maître à penser.

Le monde selon Ptit était un monde égalitaire. Il devint révolutionnaire dans sa tête. Il s'insurgea contre le coup d'état chilien, il batailla dans la rue contre les réformes éducatives… Il hurla des slogans… Il écrivit des pamphlets… Il composa des chansons de lutte… d'amour ou d'enthousiasme philosophique…

L'adolescent écrivait bizarrement les mots, il inventait tout le temps des néologismes. Il était de nature distante, solitaire… Il vivait dans un société en marge… Il possédait son vocabulaire… Il se passionna à cette époque pour les langages informatiques.

Très peu d'amis.

Assez vite, il se consacra à écrire des tas de trucs sur des feuilles éparses, il grattouilla aussi les cordes d'une guitare penaude, achetée à bas prix, dont une des qualités premières était qu'elle raisonnait/résonnait pour lui. Il écoutait des musiques étranges, inconnues de sa famille, il se passionna pour des compositeurs classiques (Mahler, Chostakovitch, Prokofief) alors que l'on entendait siffloter dans la maison du Luis Mariano, du Sheila ou du Claude François. Grand écart culturel.

À cette époque, il surprit son monde en trouvant les accords d'accompagnement de chansonnettes entendues sur Radio Monte-Carlo. Il fit cela pour sa famille. Pour leur faire plaisir. Ses parents le présentèrent alors comme un petit génie musicien.

Il rigolait dans sa tête à cette seule évocation.

C'était donc une sorte de vilain canard. Un animal étrange que l'on aimait bien mais qui n'était pas commun, ni commode.

Il fallait l'imaginer seul dans sa chambre, notant des grilles d'accord, fredonnant un thème, écrivant sur un carnet à spirales, poémisant, griffonant, parlant seul, inventant des mélopées sur des textes de Villon, de Rimbaud, de Mallarmé, de Baudelaire ou de Jacques Prévert.

Puis vint le temps des études.

Il devint le symbole de la réussite scolaire dans son humble milieu.

Ses parents n'avaient pas le certificat d'études, sa sœur n'avait qu'un CAP et lui… passa le baccalauréat, s'inscrivit en faculté, obtint une licence, une maîtrise et un doctorat.

Dans le même temps, il fit des tas de petits boulots d'été qui ravirent sa famille. Aide conducteur de locomotive, coursier ou livreur de journaux.

Sa vie est aussi dramatique.

Son père meurt alors qu'il n'a pas 18 ans. Sa mère doit trouver un emploi dans l'urgence. Boursier, lui, continue les études, mais décide d'arrêter pour gagner de l'argent. Il devient chef de famille à l'âge où ses contemporains comptent fleurette.

Le temps passe un peu… Il entre dans un Institut de Recherche… Dirige une équipe et publie dans une revue scientifique.

Et depuis ce temps, il continue de vivre en respectant la mémoire de son père, il prend soin de ma mère âgée, il n'est plus que le seul représentant de sa famille, sa sœur vient de mourir… Il a un peu la nostalgie de cette époque où il n'était qu'un enfant mélancolique sans le poids des responsabilités qui sont depuis longtemps les siennes, et plus encore maintenant.

Mais il reste sans doute toujours marginal. Une sorte de vieillerie d'un autre temps. Un patriarche qui indique le chemin. Un obni.

Pourtant quand il regarde le miroir, il voit que rien n'a changé. Juste les rides.

Il a l'impression que sa vie est en train de s'achever…

C'était pas mal finalement.

Ça peut encore un peu durer.

Il en profitera du mieux qu'il pourra. Le fait qu'il écrive un texte sur lui en disant "il" le ringardise dans sa tête.

Bah, ce n’est pas grave. Je voulais juste écrire ça maintenant parce que j'ai si mal d'avoir perdu une grande partie de ma vie. Je sais que cela n'est lu que par bien peu de personnes. J'ai écrit pour moi.

Un blog introspectif ça ne sert qu'à soi.

Le mien de l'est pas sauf en de très rares exceptions. (Ptit n'est en aucun cas un diminutif, je déteste ça… C'est juste un artifice littéraire).

À la relecture de ce texte, je constate qu'il est décousu. Tant pis. Il restera ainsi. Écrit sans corrections. D'un seul jet.