J'ai décidé ce jour là de m'habiller comme un pingouin.

Dans le fond, j'entends Pierre, le timbalier qui s'accorde encore un petit moment de plaisir. Il est assez bavard d'habitude, notamment avec Brandon le violoncelliste (Un gars de Vesoul) dont les mains transpirent sans cesse à cause d'une allergie mal soignée.

La harpiste, Hélène, assez prude, silhouette de rêve qui se cache derrière son instrument, baisse les yeux. Je n'ai jamais su pourquoi elle baissait ainsi les yeux avant un concert. John le flûtiste est nerveux, il a raté pour la troisième fois son permis de conduire. Sa femme va lui en vouloir.

Florent, le gars qui joue du triangle est négligemment vautré sur son voisin, tuba de son métier, un dénommé Jean-Philippe. Le type est austère. On dirait une version trop lente du Requiem de Fauré. Il arbore ce soir une chemise en pilou. Je me dis qu'il doit être frileux. En plus, je l'ai surpris avec une boite de Vicks. Il s'en tartinait abondamment les salières. J'espère qu'il ne s'est pas enrhumé avant hier pour la Colonelle. Il faisait presque froid.

Marion la pianiste aux épaules nues, me dévisage avec insistance, j'ai l'impression que j'ai oublié de lui donner le la. En plus, elle m'en veut encore pour la coda ratée lors de la Générale. Pourtant je n'y suis absolument pour rien. Je vous le jure ! J'en cracherais par terre s'il le faut ! D'ailleurs, c'est elle qui a précipité la dernière noire, celle avant le Da Capo.

Évidemment, Katia la violoniste me lance des oeillades pour me rappeler (mais comment pourrais-je l'oublier) notre rendez-vous d'après le concert. Elle est brûlante comme un staccato que n'aurait pas encore composé Mozart et glaciale comme du Pergolèse. J'aime le chaud et le froid de ses envolées en duo quand nous composons tous les deux le prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy… Mais il faut que je me concentre un peu plus… Je ne dois plus y penser quelques instants.

Dans le public, rien.

Évidemment puisque je leur tourne le dos. Peut-être Henri est-il là… Et Éva, Jeanine, Chantal, ses filles,… Je n'ai pas osé trop insister sur les spectateurs. C'est gênant.

Mon béret est légèrement de travers. Je le réajuste rapidement. La couleur saumon est peut être surprenante, mais un défi est un défi !

Je brandis ma baguette, suspends mon geste… J'inspire longuement (Ah ! L'inspiration !)

Le calme complet. Un gars tousse (c'est normal). Un bébé couine (classique). Une porte s'entrouvre laissant passer un rai de lumière puis le noir total dans la salle inonde la couleur rouge sang des fauteuils de velours.

Au premier balcon, un mélomane maniaco-dépressif épiera la moindre erreur, un diapason en main, un métronome dans son oreille droite.

Petits roulements de timbales, accords rythmés pianissimo, cordes en pizzicati… Trompettes bouchées en mi bémol… La troisième symphonie de Mahler a commencé.

Je suis déjà ailleurs face à l'océan et au coucher de Lune.

(NB : Des extraits de ce texte ont été lus dans l'émission radiophonique "Journal Infime" le 19 Avril 2007, émission animée/préparée par Martine Galland, Blaise Angel, Pascal Rebetez et Brigitte Patient.)