Dès ma plus jeune enfance, alors même que je me trouvais encore vautré dans un landau, je souriais aux anges en voyant passer la roulotte des saltimbanques. Non, ce n'était pas le carrosse rutilant et doré de Cendrillon, ni même un char Leclerc tiré par une hydre à trois têtes ! Rien de tout cela. C'était le plaisir des couleurs et du mouvement.
Le regard du bébé que j'étais, se captivait pour la magique diligence peinte en bleu outremer, ornée sur ses essieux de deux portraits de clowns rieurs. Je pense maintenant qu'il s'agissait de Dario et Bario. Le nez rouge de l'un et le chapeau pointu de l'autre, tournaient tranquillement en suivant le rythme de cette épatante carriole de far-west. It was my blue magic stagecoach ! comme disait ma baby-sitter de l'époque qui parlait comme une vache espagnole qui aurait connu Murphy Brown.
Le cirque fut ma grande passion. Et dans mon cirque, tu y étais bien sûr. Belle comme les lampions dans la nuit du chapiteau, des paillettes pleins les joues, des fils noués aux mains, tirant ici un bras, repoussant un pied là.
Oui, à l'âge de 17 ans, je tombais amoureux fou d'une marionnettiste dont le prénom sonnait comme la voyance du temps. Elle s'appelait Irma et était douce comme il se doit. Elle me disait "Quelle heure est-il Madame Persil ?" Je répondais : " Huit heures et quart madame Placard !" Nous filions un amour baroque et irréel. Pendulaire liaison anamorphique.
Je me souviens de la déclaration d'amour que je fis à la belle filaire, sous un poster de Grock dans l'abri de sa chambre. Nous imaginions des tournées prodigieuses, des numéros de duettistes, des promenades en calèche.
Pendant la semaine qui suivit, telle la mouche du coche, je promenais ma joie sur ses épaules nues ! Je déclamais des vers en regardant son tendre visage de bois, j'imaginais des roucoulades en charrette, des balades nocturnes sur un fiacre, je dessinais en mots des chevaux fiers et pomponeux, je babillais moults rendez-vous galants, cachés derrière un buggy ou une botte de foin. J'étais heureux. Nous l'étions. Je le croyais. Elle écoutait. Mais pour mon malheur, je fus aussi lourd qu'une malle-poste, plus rustre qu'une briska, mes poème étaient mornes, mes quatrains tristounets, mes rimes pauvres. J'étais stupide comme un jeune poulain pré-néandertalien, un habilis poulain. Un soir, la belle ondine me réclama une virée en cab vers le Pont de l'Alma. En cab, j'y dis ? T'es sûre ?
Elle se moquait souvent de moi. De mon inculture. Je ne savais pas ce qu'était un cab. J'imaginais qu'elle me parlait de crabe. Ou d'en-cas. La fille n'apprécia pas du tout mon ignorance. Elle se mit à rire jaune et me lança "Tu sais ce qu'il lui est arrivé à Hector, le voisin du deuxième, à force d'idioties avec Jeanine la concierge du bas ? Il crut se tasser et bien, toi, mon vieux, tu commences à me gaver, mais grave ! Très grave ! Casse-toi sur un traîneau à chiens polaires ou que sais-je ! Mais casse-toi ! J'en ai marre de toi ! En plus, ce numéro est usé jusqu'à la moëlle !"
Je m'aperçus que je parlais par la bouche de son ventre ! Elle mettait ses mains derrière ma tête et sans remuer ses lèvres, me manipulait et me faisait dire n'importe quoi. J'étais devenu son jouet ! Au fil des mois, je n'étais devenu pour elle qu'un numéro dans le spectacle. je n'avais rien vu venir ! Ah ! Ô tempora ! Ô mores !
Tout cela… C'est de l'histoire ancienne…
Dites-donc… Pourquoi je vous raconte cet épisode de ma vie ? C'est gênant pour moi… Est-ce à cause de la pluie sur la route qui fait résonner les sabots des chevaux ? Je ne sais pas. J'entends aussi des pas sur le sol humide. Ou de la neige fondue. Des tas de pas traînés… En traînées… Ça me fous le bourdon maintenant. J'ai sommeil. Je sens en moi comme un fil à la patte.
Ce que je sais, et c'est peut-être pour cela que je raconte tout ça, c'est qu'en ce moment, je roule tranquillement. Je roule ? Je me sens bien. Suis-je sur un sulky ? Je ne pense pas. Je suis à l'horizontale. Il ne manque plus qu'un soleil et je ferais paysage pour fond d'écran.
Des draps noirs ornent mon véhicule… C'est donc la nuit ? On chuchote. Évidemment ce n'est pas un sulky ! Comment nomme-t-on cet engin ? Un corbillard ? Oui c'est sans doute ça. Du coup je me sens tranquille, trop tranquille, top tranquille… comme un clown blanc qui pédalerait sur un triporteur. Mais où se trouve l'animal qui tire tout ça ! Indécrottable !