J’ai très longtemps habité près d’un pont SNCF, tout au nord de Paris. Un pont très noir, qui tremblait au passage des trains de marchandises, un pont que j’aimais. Comment pouvait-on aimer un tel amas de ferraille, lui trouver un quelconque charme ? Sans aucun doute, je devais être le seul dans ce cas. J’étais malheureusement d’un autre temps.
J’aimais non seulement le matériau, lisse, solide, énergique et brutal, mais aussi l’odeur du charbon qui filtrait des chaudières, le bruit des machines hurlant leur force motrice, le crissement des essieux, les voix qui s’interpellaient, le choc des aiguillages.
J’aimais entendre la mise en chauffe, la respiration de métal, le souffle de la poussée, la violence des huiles qui pulsent.
Le pont était le lien.
J’aimais la noirceur nichée dans les vêtements, le ciel chargé de volutes, la senteur âcre, le tempo de la manœuvre, les salopettes ou les casquettes bleues.
Je rêvais du Middleton Railway ou de Fairy Queen, de casse-croûtes vite consommés, de châssis d’acier, de tender. Love me tender…
Bah ! Tout ça c’est du passé ! De nos jours, je n’ai plus que ce pont et les rails tout en bas.
Je les observe tel un loco motivé. Quel charme trouver aux trains à grande vitesse, laids comme des suppositoires ?
J’ai été cheminot, je ne suis plus que régime spécial !
Si j’avais eu une fille un jour je l’aurais appelée Micheline. Mais elle n’est jamais venue. Mon envie, franchir le parapet, humer une dernière fois le souvenir et plonger vers les bielles de l’oubli.
(Hommage à mon père cheminot toute sa vie, mort en activité)